Théâtre du blog

Un spectacle singulier, à la fois documentaire et familial  fondé sur la mémoire des grands-mères de Russie et de France, celle de la deuxième guerre mondiale. Il a été préparé à la Gare Franche de Marseille  lors d’une résidence d’été par Nathalie Thauvin. Le spectacle se passe à chaque fois un cadre différent : cette fois, dans l’ancien château de Clayes-sous-Bois (Yvelines) à l’intérieur d’abord dans des salles qui devaient appartenir autrefois aux communs mais aussi sur la terrasse, et dans le jardin devant la belle façade restaurée du château. Il y a quelque trois cent spectateurs répartis en deux groupes.

L’un est invité à entrer dans une salle où est projetée la vidéo filmée par Luc Thauvin d’une dame âgée de Clay-sous-Bois qui raconte avec une grande sensibilité, ses souvenirs de la dernière guerre avec le sauvetage d’un aviateur allié par la population. Jeunes et moins jeunes sont pétris d’émotion par ce court document remarquablement filmé par Luc Thauvin sur ce passé de la France qui, soixante-dix ans plus tard, semble toujours aussi présent. Même si la majorité du public ne l’a pas connu. Dans l’autre salle, encore un histoire de famille entre femmes, style poupées russes ! Une petite table, un samovar, quelques meubles pittoresques et des photos de famille accrochées au mur. Nous sommes dans un appartement de Moscou.

Irina Conio joue le rôle de sa mère Valentina, devant sa vieille machine à écrire, Nathalie Conio-Thauvin, la petite-fille de Valentina et metteuse en scène du spectacle, raconte sa vie pendant l’effroyable blocus de Léningrad de 41 à 45 et  Maroussia Thauvin,  la fille de Nathalie, chante des chansons russes dans la cuisine à Moscou. (Vous suivez toujours?) Nathalie Thauvin raconte: «Ma grand-mère, ma babouchka, s’appelait Valentina Vavilova, elle a vécu jusqu’en 2007. Pendant mes années d’étudiante, j’ai habité avec elle dans son appartement de Moscou. Les meubles, les photos sur les murs étaient les témoins sans parole de son histoire. Elle avait 97 ans quand elle est morte sans que je la revoie. Quand je suis entrée dans son appartement vide, au milieu des cartons des livres, et de ses dessins qu’elle faisait les dernières années de sa vie, j’ai trouvée sur la table cette enveloppe kraft.« A mes enfants et mes petits enfants. »

Dans un dernier message à la fois simple et magnifique, cette très vielle grand-mère avoue: «Je me bats contre cette dépression qui m’a prise après la mort de Papa et qui est si profonde parce que je n’ai consacré toute ma vie qu’à notre famille. Vous, mes enfants, vous avez beaucoup d’autres intérêts que la famille dans la vie. Vous vivez dans la création, intellectuelle, artistique… et c’est précieux pour aujourd’hui mais surtout pour vos vieux jours. Je vous promets, de me plaindre moins de mon moral, de ma santé, vous ne le méritez pas. Merci pour votre attention et votre amour… »

Puis les deux groupes de spectateurs se rejoignent pour aller s’asseoir dans le jardin de  l’ancien château maintenant dévolu à la médiathèque et voir une autre séquence. Cela se passe à l’intérieur devant les fenêtres ouvertes mais aussi devant la façade. Cette fois, c’est Rachel Auriol, comédienne, qui raconte et joue la vie aussi pendant la guerre en France, sa grand-mère, Jacqueline, belle-fille de Vincent Auriol, devenu ensuite président de la République.

Là aussi, une histoire de famille: le mari et les enfants de Rachel Auriol jouent le mari  et les enfants de Jacqueline. (Vous suivez toujours?)  «Nous sommes en 1942, dit Rachel, ma grand-mère Jacqueline est à Muret près de Toulouse, avec son mari, ses enfants et sa belle-famille. Son beau-père Vincent Auriol venait de voter contre les pleins pouvoirs de Pétain. Un jour, l’inspecteur Lamartre, officier de police les prévient qu’il va être arrêté par ordre du gouvernement de Vichy. Vincent doit prendre la fuite. Il s’en va avec sa femme dans l’Aveyron. Tous deux prennent le nom de Morel. Quelques semaines plus tard, mes grands parents reçoivent eux aussi un avertissement. Paul, mon grand-père, part de son côté, et ma grand-mère quitte la maison dans la nuit, avec ses deux petits garçons de quatre et un an…. Ils prennent le nom de Moune. Elle a 25 ans. »

Jacqueline apprend de son mari les humbles mais indispensables tâches de la Résistance. Ils devaient se retrouver avec d’autres résistants chez un charpentier mais il a été dénoncé et sera fusillé avec toute sa famille. Ils logent alors se faisant passer pour un couple illégitime pour mieux sauver les apparences dans un hôtel truffé de membres de la Gestapo. On entend au loin des sirènes pour avertir la population d’aller dans les abris pour fuir les bombardements des avions allemands. Souvenir, souvenirs d’enfants : cela nous a donné le chair de poule.

On cite un formidable phrase d’Anton Tchekov qui disait en 1901, trois ans avant sa mort : «Les soi-disant classes dirigeantes ne peuvent pas longtemps se passer de guerre. Sans guerre, elles s’ennuient, l’oisiveté les fatigue, les énerve, elles ne savent plus pourquoi elles vivent, elles se dévorent entre elles se disent des méchancetés… Mais la guerre arrive, affecte chacun, elle s’immisce partout et relie les uns et les autres. »

La guerre, dit Nathalie Thauvin, est une telle épreuve qu’elle joue un rôle de loupe sur les personnalités de chacune et de chacun. Chacune s’y engage à sa manière et la raconte d’une voix singulière.Nos grands-mères se sont engagées toutes le deux pour la victoire des alliés contre les nazis: Jacqueline dans la résistance française et Valentina dans la diplomatie soviétique pour convaincre les Etats-Unis d’entrer en guerre. Elles l’ont fait avec des enfants en bas âge et des familles souvent dispersées, tout à la fois en femmes de tête et femmes de cœur. Leurs témoignages redécouverts nous ont semblé des trésors que nous avons eu envie de faire partager.

Puis on offre au public un bol d’une excellente soupe chaude, et à regarder aussi  les témoignages d’autres grands-mères de Clayes-ous-Bois, tout aussi passionnants, sur cette sale période de notre passé récent. Nous sommes invités à regagner la cour du château mais  la pluie  commence à tomber  on assiste à plusieurs séquences sur la guerre en Russie et en France, mais il y a des longueurs et des redites dans un texte sans doute moins solide. Seul bémol à ce spectacle un peu trop long surtout sous la pluie qui s’est invitée à la fin,  cette partie pourrait être éliminée sans dommage.

Mais ce spectacle est remarquable à plus d’un titre. D’abord impeccablement construit et organisé : pas évident quand il s’agit  d’une forme déambulatoire, et bien interprété par les deux solides comédiennes que sont Irina Conio, Rachel Auriol, Nathalie Thauvin qui a su aussi le mettre en scène avec habileté et pudeur mais aussi diriger une équipe d’une vingtaine d’acteurs adultes et enfants…

Nos grands-mères a connu une dizaine de représentations à la maison de George Sand à Nohant, à Ensues-la Redonne près de Marseille, puis a été repris en Russie au Centre d’Art Contemporain de Nijni-Novgorod. Chaque unique représentation nécessite un grand investissement des collectivités qui invitent le spectacle gratuit et la participation d’acteurs locaux indispensables, puisqu’à chaque fois, ce sont des grands-mères différentes qui ont été filmées.
Une  belle réussite fondée à la fois sur un curieux cocktail mais qui fonctionne parfaitement : une intelligente interprétation en famille très assumée et des souvenirs encore bien vivants de la deuxième guerre mondiale.

Edith Rappoport et Philippe du Vignal
Spectacle vu aux Clayes-sous-Bois, le 16 septembre.
Et le 8 octobre, Maison de quartier du Roucas blanc à 18 h, 232 chemin du Roucas, Marseille (VIIème).
Les 14 et 15 octobre à la Maison des Arts et Loisirs, 233 Corniche Kennedy,  Marseille (VIIème).