Journal de théâtre russe, le 03 février 2022

Un article du journal prestigieux « театр » dirigé par la courageuse avant-gardiste et incontournable critique Marina Davydova… Mais plus qu’un article sur moi, c’est une conversation très personnelle et complice avec Olga Korshakova – conceptrice de projets expérimentaux avec sa troupe de rue – Liquid Theatre et co-auteur de la version russe du spectacle créé en Mai 2021 au mythique Théâtre Romen Ромэн « Cabaret Lampe Verte » avec Philippe Fenwick et Romain Quartier Polina Komarova et Anastasia Romantsova à la scénographie et toute cette troupe exceptionnelle d’acteurs et chanteurs dont le très connu Arthur Bogdanov. Ce projet né grâce à l’initiative de la productrice très courageuse Elmira Temrykova qui a cru à cette alchimie improbable de ma folie et envie d’un théâtre en immersion dans les années 20 et l’âme des tziganes. On y parle aussi de mes anciens spectacles comme « Nos grands mères » avec Rachel Auriol ou Sans voix d’Estelle Lépine avec l’incroyable Judith Chemla (et avant avec la bien connue Laure Calamy) mais surtout on y évoque les projets Franco-russes à Samara depuis 2006 avec ma passion pour le théâtre de rue ! Tous ce travail de « passeur » qui m’a amenée de l’enfance à l’Alliance jusqu’à aujourd’hui aux nombreux projets bilatéraux avec Barokko du théâtre des Calanques en Russie ou encore les théâtres de rue à volgafest… et déjà en 2010 la brigade d’intervention théâtrale du Thèâtre de l’Unité bousculait la milice de Samara avec humour ! Un grand merci à Olga Korshakova d’avoir proposé ce retour en arrière pour aller de l’avant ! Ce soir et demain se joue le cabaret Lampe Verte au théâtre Romen à guichet fermé (la jauge est limitée à cause du Covid et déambulation). Amis Français = on vous attend en Avril ! 4 et 5 février à 19h et 18h au théâtre Romen…

La traduction intégrale en français ci-dessous

Натали Товен: «У каждого артиста должен быть pass diplomatique»

Nathalie Thauvin : « Chaque artiste doit avoir un laissez-passer diplomatique »

Olga Korchakova
13h21, 03 février 2022

Le spectacle « Lampe verte » du théâtre « Romen », réalisé dans le genre du cabaret déambulatoire, détruit tous nos stéréotypes associés à ce théâtre. C’est un spectacle monté d’après une pièce de Philippe Fenwick basée sur la biographie de son arrière-grand-père. La mise en scène est celle de Nathalie Thauvin, une Française russe. Dans cet entretien avec sa co-auteure et partenaire Olga Korchakova, Nathalie va nous parler de l’univers du théâtre tzigane, du théâtre de rue, du système de soutien des théâtres en France, ainsi que de nombreux autres sujets.

– L’été dernier, à cause de la pandémie, la production russo-française Lampe verte du théâtre Romen, tout comme d’autres productions russes, n’a pas pu venir sur le territoire français pour participer aux Saisons russes à Avignon. Pensez-vous que ce fut un manque pour les spectateurs français et les experts internationaux ?

– Je voulais vraiment que les spectateurs voient comment le théâtre tzigane peut être, qu’il n’est pas obligatoirement fait de représentations costumées, en fait, pas du tout ! Les concerts tziganes théâtralisés sont magnifiques, mais c’est une version traditionnelle, et au Romen nous avons produit un spectacle contemporain. Je pense que le public français aurait beaucoup apprécié les éléments avant-gardistes de la Lampe verte – la poésie de Khlebnikov et de Maïakovski, une chorégraphie inspirée de la biomécanique, et, bien sûr, les images projetées, ainsi que la musique contemporaine de Romain Cartier, avec qui nous partageons les mêmes idées et travaillons depuis vingt ans déjà.
C’est bien un mélange explosif – le monde du théâtre tzigane et les artistes avant-gardistes russes du début du XXème siècle ! Pour les français, ça aurait été une découverte : ils connaissent peut-être Maïakovski, mais ne connaissent presque pas Khlebnikov, ni Meyerhold.

– On est surpris qu’à l’image des passions qui se déchaînent dans le spectacle entre les acméistes, les amateurs de Pouchkine et les adeptes du Carré noir, dans le théâtre, les artistes aussi débattent vivement, se divisent en clans selon leurs affinités et certains me demandent, perplexes : « Olga, mais sérieusement, vous aimez Khlebnikov ? »  Et même à l’extérieur du théâtre l’expression art contemporain reste toujours péjorative pour un grand nombre.

– Nous sommes aujourd’hui sur le seuil ou, peut-être, déjà en plein dedans, des changements globaux. L’action de la pièce commence juste avant la révolution et se termine dans les années trente du XXème siècle. Ce n’est pas un hasard si le dramaturge Philippe Fenwick, mon autre co-auteur de longue date, a rajouté un épisode pour l’éblouissante Anna, conférencière du cabaret Lampe verte, jouée avec beaucoup de brio et d’excentricité, mais aussi avec une grande finesse et profondeur par Angela Lekareva. « Nous sommes face à un grand tournant, un nouveau monde va se mettre en place, il changera notre société. Je vois, je vois… que le monde va changer, et, j’espère, pour le mieux », dit-elle dans une scène.
L’empire russe a disparu et un pays des révolutionnaires, des communistes, des socialistes a grandi en prenant sa place. Ce tournant de l’histoire suscite la curiosité, la peur. Tout comme la disparition de l’Union soviétique et l’apparition de la nouvelle Russie.

– Le thème des virages serrés et des cassures brusques semble t’attirer tout particulièrement.  

– A huit ans je suis partie de Bratislava pour la France : le monde que je connaissais a disparu. Mes amis, mes habitudes, la langue slovaque, mes professeurs, le système communiste – il n’y avait plus rien de tout ça.

– A cette époque, cela a-t-il été un traumatisme pour toi ?

– Je pense que tant qu’on est encore enfant on ne perçoit pas les changements radicaux comme des traumatismes. L’effet se fait sentir plus tard. Ma fille Maroussia a vécu la même chose avec nous à cause de nos déménagements de Marseille vers Samara et de Samara à Marseille. Mais je m’efforçais de faire en sorte qu’elle maintienne le lien avec ses amis de là-bas et d’ici. Et elle parle le russe. Quant à moi, si j’écoute les enregistrements sur des cassettes de l’époque de mon enfance, où je parle le slovaque, je ne comprends rien.

– Ton papa est le spécialiste de l’art et l’écrivain Gérard Conio, ta maman est l’actrice Irina Vavilova, comment t’es-tu retrouvée en Slovaquie ?

– Papa avait obtenu un poste à l’Université de là-bas et avait emmené avec lui ma maman qui en était au huitième mois de grossesse. Ce pays fut un refuge pour ma famille : il n’était pas facile de rester à Moscou parce que ma maman s’était mariée avec un Français. A Bratislava, j’ai appris par ma propre expérience ce qu’était le mur de Berlin. On avait peur de moi parce que j’étais russe. C’était 1972, quelques années seulement après les chars russes à Prague. Les Russes suscitaient le respect et la peur : « Nous ne voulons pas de problèmes », « la mère de cette fille est russe ». Aussi, le premier septembre de ma première année d’école j’étais toute seule à porter un uniforme scolaire que ma mère avait emmené d’URSS. J’étais même devenue l’enfant d’octobre et j’en étais fière. C’était comme un jeu pour moi : « Ah, c’est intéressant, son père est français ». D’un autre côté, moi et ma famille, nous attirions les gens. Ma maman n’y était pas autorisée, mais moi et mon papa, nous pouvions aller en Autriche et ramener à Bratislava des choses exotiques : des jeans, des produits alimentaires, le magazine Burda moden.

– C’est un autre sujet qui te tient à cœur – le rideau de fer.

– Oui, ce sujet a trouvé son expression culminante dans mon spectacle Apatria, que nous jouons dans un autocar. Ce spectacle traite de la question des tendances nationalistes en France : « Que tous ceux qui ne sont pas Français s’en aillent ». Nous voulons que notre autocar traverse toute l’Europe avec ce spectacle, en partant de la France vers la Russie. La pandémie rend ce projet impossible depuis quelques années déjà. Je veux que toutes les frontières soient ouvertes.

– Tu dis que l’Apatria a intéressé le musée de la francophonie qui ouvrira bientôt à Paris sous le patronage d’Emmanuel Macron. Comment est-ce possible, puisque ton spectacle critique ouvertement le régime existant, l’Union Européenne ?

– Qu’y a-t-il de si exceptionnel ? Nous ne sommes qu’un théâtre, qu’un reflet, qu’un miroir. L’action du spectacle se déroule en 2027 et sa critique porte sur des événements qui ne sont pas encore arrivés. Dans notre sujet fiction, après l’Angleterre, tous les pays réalisent leur « brexit ». La France a fermé ses frontières et a perdu ses territoires et toutes ses îles. La Guadeloupe appartient à la Russie, l’île de la Réunion a été rachetée par la Chine, l’Europe a disparu et la Corse, depuis quelques années, a eu son indépendance et est devenue l’épicentre du narcotrafic. Dans cette situation compliquée le gouvernement français décide que tous les allogènes doivent regagner leurs pays d’origine. L’Alaska, la Sibérie, l’Amazonie – ces territoires où il n’y a pas assez de population – deviennent des zones prioritaires, les gens peuvent y aller sans attendre. La République française s’est transformée en État peuplé d’autochtones où tous les enfants doivent travailler dès l’âge de huit ans, l’euro a disparu et dans notre spectacle nous échangeons les euros contre des francs qui n’ont pas cours.

– Dans le final, dans cette zone spéciale de prises de décisions, les spectateurs choisissent leur destination. Rester en France si on a le droit, retourner dans son pays natal, ou s’installer sur les territoires où il n’y a pas assez de populations. Et toi, qu’est-ce que tu choisirais ?

– Je pense que le pays natal c’est ce qui réunit les gens : leurs affinités, occupations et préférences. Je me sens beaucoup plus proche d’un metteur en scène d’Afrique que d’un voisin à Marseille. Ce qui est décisif, c’est la langue des oiseaux que nous parlons. Jacques Livchine, le grand metteur en scène du théâtre de rue en France, me disait toujours : tu entreras dans n’importe quel théâtre au monde et tu te sentiras chez toi. Et j’ai monté une telle expérience en Ouzbékistan. Je suis entrée, nous nous sommes parlés, nous nous sommes compris. Cette intercompréhension était possible grâce à notre langage commun.

L’Apatria est partiellement devenu la réalité, lorsque le Covid est arrivé. Plusieurs d’entre nous ont dû en effet retourner dans nos pays respectifs. Un jour, j’ai parlé au téléphone avec Caty Avram qui participait à un spectacle ; son grand théâtre de rue Générik Vapeur nous accueillait dans la cité des théâtres de rue près de Marseille. Elle me criait dans le combiné : « Nous sommes dans l’Apatria ! Nous nous sommes tous retrouvés dans cet asile psychiatrique ! »

– Les théâtres de rue en France connaissent en ce moment une période difficile ?

– Les grands théâtres vont très mal, la pandémie les tue : Générik Vapeur, Quidam, Oposito, Transe Express, Royal de Luxe. Leurs spectacles ont toujours été uniques et grandioses, ils tournaient beaucoup. Ces tournées, ces voyages et grands shows en Chine, en Corée, aux Emirats Arabes Unis, en Russie leur permettaient de vivre. Même en France où il y a beaucoup de festivals, il leur est difficile de survivre sans ces tournées.

– Le théâtre de rue change la vie des gens. Nous y croyons toujours.

– Le meilleur exemple de cela, c’est le Théâtre de l’Unité de Jacques Livchine, l’homme qui a créé les canons du théâtre de rue en France. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il dirigeait un énorme théâtre à Montbéliard, pas loin des frontières belge et suisse. Lui et son équipe ont transformé ce théâtre en Сentre d’art et de plaisanterie. A part les spectacles sur scène, ils ont aussi réalisé le spectacle Mozart au chocolat, ont équipé une salle luxueuse pour les répétitions et les concerts de rock, et ont construit un atelier de création de décors théâtraux. Un merveilleux scénographe d’origine polonaise y travaillait avec des adolescents difficiles qui sont devenus plus tard de vrais maîtres du décor, des spécialistes techniques. Jacques Livchine et son théâtre ont changé la ville. Les habitants étaient si habitués de voir tout le temps des activités artistiques dans la rue, qu’une fois, lorsque de vrais voleurs sont entrés dans une bijouterie, on leur a dit : « mais arrêtez avec vos plaisanteries, nous savons que vous êtes le Théâtre de l’Unité ».

En ce moment, les théâtres de rue meurent ou changent de format et se mettent à faire des petits shows. Il semble que les tournées du théâtre Royal de Luxe en Amérique latine, c’est quelque chose d’une période révolue. C’est la fin d’une grande époque. La problématique écologique s’y est ajoutée. Les théâtres doivent s’acquitter d’une énorme taxe sur la distance à laquelle ils transportent leurs décors et équipements ; d’autres restrictions apparaissent. Il en découle que maintenant tout est contre les grands théâtres de rue, contre leurs spectacles de rue et leurs tournées internationales.

En France, le Covid a promu au premier rang la notion de « l’essentiel ». Les théâtres n’en font pas partie.

 – Par temps de crise les théâtres sont délaissés partout. C’est une bonne occasion de réfléchir en quoi les gens de théâtre peuvent être utiles aux autres. L’interdisciplinarité connait en ce moment un nouvel essor et se remplit de nouveaux sens.

– Les artistes français ont compris que personne n’a besoin de nous. Même le plus ancien festival de théâtre de rue à Aurillac ne se tient plus depuis deux ans déjà. La direction sait très bien qu’avec les restrictions actuelles il est impossible de maintenir le format habituel du festival. Faire un mini-festival, jouer les spectacles seulement dans les cours, y a-t-il un sens de faire ça ? C’est l’esprit, la liberté de ce grand théâtre de rue qui est en train de disparaitre en France. A Avignon aussi, en plein festival, on a introduit le système de QR-codes et les salles se sont vidées.

– Et qui a pris en charge le manque à gagner ?

– C’était essentiellement à la charge des théâtres. L’État a compensé un minimum. Si, par exemple, sur trente places il n’y avait que dix spectateurs, l’État compensait dix entrées seulement. Tout le monde a été durement touché. Je pense que le seul pays où le théâtre survit encore, c’est la Russie.

– Oui, mais le théâtre à répertoire, pas celui de rue. Les rassemblements de personnes dans la rue s’apparentent aux meetings et aux manifestations. En ce moment, en Russie, les festivités urbaines ne sont pas organisées, or, c’était l’occasion pour les théâtres indépendants de gagner de l’argent et d’en mettre de côté pour leurs productions. A Moscou, il existe un programme de rue du festival Vdokhnovenie (Inspiration) et à Saint-Pétersbourg – Totchka dosptoupa (Point d’accès). Et c’est tout. Le théâtre français est sauvé par le soutien de l’État, les artistes russes ne peuvent que rêver de ça. 

– C’est aussi un système qui empêche les cachets illégaux. En France, seuls les acteurs de la Comédie Française touchent un salaire. Sinon, il existe le statut d’intermittent du spectacle. Ceux qui exercent les métiers du théâtre en travaillant pour deux organisations ou plus, obtiennent ce statut. Ils sont tenus de déclarer 507 heures de travail par an, c’est environ trois mois, et à ce moment ils ont droit à une allocation mensuelle.

– En 2020 vous avez eu d’autres avantages, car la situation est devenue très difficile pour tout le monde, il n’y avait pas de travail.

– Au début du Covid, les acteurs sortaient dans la rue, s’enfermaient dans les théâtres, déclamaient des poèmes sur les toits, protestaient et cherchaient à obtenir une réaction de la part des autorités. Et les autorités ont réagi. Ils n’ont plus exigé ces 507 heures de travail pour payer l’allocation. Dans ce système de soutien, il y a des écueils. Pour remplir les formulaires de demande, l’artiste doit posséder des compétences en comptabilité et en maths. Une réalisatrice française a même tourné un film sur ça.

– J’avais posé une question à Dimitri Mozgovoy, le vice-président du Syndicat des travailleurs du théâtre, pour savoir s’il croit qu’un système semblable puisse être introduit en Russie et s’il faut lutter pour ça. Il dit que non. Il a probablement raison.
Comment as-tu décidé de te lancer dans la mise en scène ?

– De retour en France, après avoir étudié l’art de la mise en scène chez Leonid Heifetz à GITIS (Académie russe des arts du théâtre), j’ai monté le spectacle Sans voix, un spectacle sur l’inceste. A cette époque, en France, personne n’en parlait. Nous avons écrit la pièce à trois, avec un dramaturge et une juge. J’avais eu cette idée lorsque j’avais demandé à la juge quel type d’affaires elle traitait le plus souvent. Je pensais qu’elle allait dire – les affaires de délinquance, de meurtres, de vols. Mais elle a dit : la pédophilie. Je n’en revenais pas. Elle a rajouté que peu de personnes portent plainte. En réalité, l’inceste est plus répandu qu’on le croit…

– C’était un théâtre documentaire ?

– Tout ce que je monte, c’est toujours plus ou moins du docu. Nous avons travaillé avec des matériels d’affaires pénales, avec des comptes rendus d’interrogatoires. C’étaient des pères, beaux-pères, oncles, grands-pères d’un côté et de l’autre côté des filles qui sont déjà devenues des femmes adultes et qui voulaient comprendre ce qui c’était passé. Qu’est-ce qu’on n’a pas lu ?! Il y a eu des histoires horribles, terrifiantes. Pour la pièce, nous avons gardé l’histoire d’une jeune fille de 20 ans pour qui tout allait bien en apparence et puis, subitement, elle a l’impression de se souvenir de quelque chose… de réaliser que ça entrave sa vie et sa relation avec son petit-ami. Elle a besoin de raconter tout ce qui était refoulé en elle depuis des années. En parallèle, sur scène, fonctionnait un bar où on jouait des sketchs drôles. Le barman qui était un boute-en-train faisait rire tout le monde, mais à un moment les spectateurs réalisaient que c’était lui, le beau-père de la jeune fille, qui était le violeur. Dans la vidéo réalisée par mon mari, le documentaliste Luc Thauvin, nous avons montré les volets fermés des fenêtres qui symbolisaient que tout le monde était au courant, mais ils faisaient comme s’ils n’en savaient rien… et ne voulaient pas en parler.

– A quel moment de ta vie es-tu passée à la production théâtrale ?

– Avec ma maman, nous avons toujours fait quelque chose dans ce genre. Elle a aidé à organiser les concerts de Patricia Kaas à Moscou, promouvait Matthias Langhoff, a produit la venue en France de Rolan Bykov avec son film Epouvantail. Maman était comme moi en ce moment : dans des projets jusqu’au cou. Seulement, elle ne gagnait jamais d’argent avec ça, pas un copeck. Moi ici, j’ai un peu appris comment ça marche et je sais qu’il ne faut pas que le projet fasse perdre de l’argent.

– Tu as dirigé l’Alliance Française à Samara, dans une certaine mesure, ce travail a aussi continué l’œuvre de ton papa, ce à quoi il se consacrait à Bratislava au début des années soixante-dix. 

– Nos fonctions étaient un peu différentes. Lui, il a travaillé en tant que lecteur, cette fonction n’existe plus. A l’Alliance Française, pendant cinq ans j’ai été directrice et attachée de la culture et de la langue française ; dans l’essentiel, mon travail consistait aussi en la réalisation de projets culturels. Avec ma collègue de Samara, Svetlana Sorokina nous avons reçu là-bas toute une foule. Le spectacle Rêve d’Herbert du théâtre Quidam a été le premier grand show de rue à Samara : dix mille spectateurs y ont assisté sur la descente de la Place de la Gloire, devant la corniche. Chapeautés par l’Alliance Française, avec Vadim Levanov, nous avons organisé un grand festival de la dramaturgie contemporaine dans deux villes – à Samara et à Togliatti. Jacques Livchine et le Théâtre de l’Unité ont recruté des élèves locaux et ensuite cette nouvelle Brigade arpentait les rues : ils prenaient les transports en commun, entraient dans les magasins ; cinq fiancées habillées en robes de mariée cherchaient un seul fiancé. Sur la Place Kouïbychev ils ont réalisé une énorme sculpture vivante.
Je pense que notre « invasion » a dû inspirer Mikhaïl Savtchenko qui dirige en ce moment la Galerie Trétiakov à Samara et qui à l’époque dirigeait un centre d’art underground, Art-propaganda. Depuis cinq ans déjà il organise un festival au bord de l’eau VolgaFest où sont accueillis des théâtres de rue et des artistes d’art urbain. Aussi, des clusters artistiques divers existent maintenant dans la ville.

– C’est la mission de portage des valeurs et des sens culturels. Tu te sens investie de cette mission pour relier la Russie et la France ?

– Je suis un passeur artistique, un guide, un stalker, un bâtisseur de ponts. C’est ce que j’ai hérité de mes parents, c’est le travail que je continue. Je pense que chaque artiste doit bénéficier d’un statut particulier, d’un passeport diplomatique, d’un laissez-passer diplomatique et non sanitaire. Tous ceux qui sont investis d’une mission culturelle doivent avoir le droit à ce laissez-passer. Et tu verras, ça va se faire. Nous pourrons réaliser un grand projet international en collaboration, entre ton Liquid Theatre et mon Iva Company, où participeront des artistes de tous les pays, de l’Est à l’Ouest, et nous n’aurons qu’un seul QR-code ou passe : L’ART.

Tu te rappelles, dans notre Lampe Verte, le comte Rogozinski disait : « Nous voyagions à travers le monde entier en présentant notre carte de visite… » ?